Mes recherches actuelles portent sur le rôle du mouvement de la Croix-Rouge – composé du Comité international de la Croix-Rouge, de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (ancienne Ligue des Sociétés de Croix-Rouge) et des Sociétés nationales de Croix-Rouge – en Afrique subsaharienne durant la période coloniale. Alors que le développement de ce mouvement concerne avant tout les États indépendants, il est question, dès la fin du XIXe siècle, que les colonisateurs établissent dans la mesure du possible des sections de Croix-Rouge locales dans les territoires des empires. Hormis dans le cas britannique, dans lequel les sociétés des dominions ainsi que la Croix-Rouge indienne furent reconnues en tant qu’organismes autonomes au sein du mouvement dans l’entre-deux-guerres, ces sections, quand elles existaient, demeuraient sous l’égide des Croix-Rouges métropolitaines. Ce pan de l’histoire du mouvement de la Croix-Rouge est encore relativement méconnu[1], en particulier dans l’empire français. Pourtant, il soulève d’importantes questions, qu’il s’agisse du rapport de ce grand mouvement humanitaire à l’entreprise coloniale, à la question de la « race », ou encore à la construction nationale des États africains après 1945.
Dans ce post et dans le cadre de ce projet, je me penche plus particulièrement sur la période de la Seconde Guerre mondiale et m’interroge sur le rôle joué par ce conflit dans le développement de sociétés de Croix-Rouge locales. Quelles fonctions remplissent-elles sur un continent qui est certes beaucoup moins touché par les combats que l’Europe mais qui n’est pas non plus épargné ? Comment leur développement s’articule-t-il avec la présence d’autres institutions aux compétences similaires ? Quel type d’activités privilégient-elles alors qu’elles demeurent souvent encore embryonnaires ?
Dans le cas de l’empire français, ces interrogations se posent dans un contexte particulier, celui du ralliement au général de Gaulle de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et du Cameroun dès 1940 tandis que le reste des territoires africains demeurent fidèles au maréchal Pétain. Ainsi, alors que la Croix-Rouge française (CRF) en France métropolitaine dépend du gouvernement de Vichy[2], la situation des Forces françaises libres au sein du mouvement international de la Croix-Rouge, s’avère problématique[3]. Si au départ elles sont représentées par la Croix-Rouge britannique, cette solution n’est pas entièrement satisfaisante, notamment en ce qui concerne les territoires qu’elles contrôlent. Un « Comité de secours aux blessés et réfugiés français » est ainsi créé à Brazzaville par les hommes de la France libre en août 1941[4]. Toutefois, la question de la protection des prisonniers de guerre et des messages transmis aux familles dans l’empire continue de se poser, comme en témoigne l’article « Service de renseignements aux familles » ci-dessous.

Publié dans le journal France d’abord, qui circule principalement dans les territoires ralliés à la France libre, cet article annonce la création d’une délégation de la Croix-Rouge française à Brazzaville en 1942. Il met en lumière les problèmes rencontrés jusqu’alors par les Français.e.s de l’empire pour communiquer avec leurs familles demeurées en France. En attendant de pouvoir consulter les archives de la Croix-Rouge française, et les fonds de l’AEF aux archives nationales d’outre-mer et aux archives nationales du Congo, pour en savoir plus sur ce « Comité de la Croix-Rouge à Brazzaville » dont il est question ici, cet article m’a incitée à suivre une autre piste. En effet, en évoquant le rôle important joué par Monseigneur Biechy, l’auteur pointe les liens existants entre les activités des missionnaires catholiques et celles de la Croix-Rouge – le secrétariat du Comité est d’ailleurs basé à la mission catholique, apprend-on dans l’article.
Vicaire apostolique de Brazzaville, Biechy appartient à la Congrégation du Saint-Esprit dont les archives sont conservées à Chevilly-Larue depuis 1982. Bien connues de ceux qui s’intéressent à l’histoire des missions, mais aussi plus largement à l’histoire coloniale, ces dernières rassemblent notamment les « journaux des communautés » ainsi que de nombreux échanges de courrier entre les spiritains sur le terrain et la Maison mère, une correspondance fortement encouragée dès le milieu du XIXe siècle[5]. Durant la Seconde Guerre mondiale, les missionnaires du Saint-Esprit sont d’importants représentants français de l’Église catholique en AEF et au Cameroun. Installés dans la région depuis la fin du XIXe siècle, ce sont eux qui sont à la tête des juridictions ecclésiastiques de la région (les vicariats apostoliques du Gabon, de Luongo, de Brazzaville et de l’Oubangui). Ils sont néanmoins en concurrence avec les capucins, bien représentés au Tchad et au Cameroun, ainsi qu’avec les missionnaires protestants dont les activités dans ces régions se développent à partir des années 1920.

La consultation de certains des dossiers concernant l’AEF permet de documenter les relations parfois difficiles, parfois étroites entre les représentants de l’Église catholique dans les colonies et les hommes de la France libre[6]. Des documents concernent par exemple l’attitude hostile au ralliement à De Gaulle du vicaire apostolique du Gabon, Mgr Tardy, et son emprisonnement en décembre 1940[7]. On trouve également des dossiers sur les spiritains ayant rejoint la France libre en tant qu’officier ou aumônier[8], ou encore des échanges entre le vicaire apostolique de Brazzaville, Mgr Biechy, et le gouverneur de l’AEF, Félix Eboué, sur l’inclusion des missionnaires dans les réflexions sur l’Empire[9].
Enfin, pour le sujet qui nous préoccupe plus particulièrement, ce matériel offre un éclairage singulier sur la façon dont s’imbriquent localement les rapports entre la France libre, l’Église catholique et la Croix-Rouge. Ils fournissent des pistes pour identifier quels acteurs portent le travail de ces institutions sur le terrain, notamment en ce qui concerne les activités humanitaires qui accompagnent la mobilisation de ces régions en 1940.
Avant même le ralliement de ces territoires à la France libre, le cas de l’AEF confirme que les missionnaires apparaissent comme des appuis importants de la Croix-Rouge française dans l’empire. En 1939, ils sont par exemple sollicités pour relayer une journée de collecte organisée en métropole par la Croix-Rouge française dans la colonie. Ces liens étroits ne sont pas une spécificité française et on la retrouve par exemple également au Congo belge, où au début du XXe siècle, le développement des activités médicales de la section de Croix-Rouge locale s’appuie sur la présence des infirmières missionnaires. Quant au Comité international de la Croix-Rouge, l’un de ses principaux représentants en Afrique pendant et après la Seconde Guerre mondiale n’est autre que le missionnaire Henri-Philippe Junod[10].

Pour ce qui est de la Croix-Rouge en AEF, la correspondance conservée à Chevilly-Larue montre par ailleurs que le rôle joué par Monseigneur Biechy va bien au-delà de la fonction de Président d’honneur, contrairement à ce qui est présenté dans l’article de France d’abord. Comme l’a souligné Eric Jennings, il dépose auprès de De Gaulle une demande pour le rapatriement des prisonniers vichystes en avril 1942. Il effectue cette démarche en vertu de sa double casquette de représentant du Vatican et de « délégué de la Croix-Rouge » de Brazzaville, ce qui lui confère un certain poids.
En effet, en raison de leur caractère international, ces deux institutions sont traditionnellement impliquées dans le domaine de l’aide aux prisonniers de guerre, la collecte et la transmission d’information sur les prisonniers et les internés civils[11]. Si l’émergence du mouvement de la Croix-Rouge dans la seconde moitié du XXe siècle a remis en cause les prérogatives de l’Église catholique en matière d’aide aux prisonniers de guerre non sans générer des tensions, le cas de l’Afrique centrale durant la Seconde Guerre mondiale illustre différents modes de coexistence. Au Congo belge voisin, deux services de renseignements aux familles fonctionnent en parallèle : celui de la Croix-Rouge du Congo belge et celui organisé par le délégué apostolique, Monseigneur Dellepiane. Dans le cas de l’AEF, la porosité entre ces deux réseaux semble plus importante. Les visites des camps de prisonniers ou d’internés entreprises par Biechy se font dans le cadre de ses activités « Croix-Rouge », mais elles comportent également un volet de rétablissement des liens familiaux, dont, comme l’a souligné Colette Dubois, on retrouve aussi la trace dans les archives du Vatican[12]. En outre, lorsqu’il s’agit d’organiser la libération et le rapatriement de prisonniers italiens, Biechy n’hésite pas à mobiliser les représentants du Saint-Siège pour accélérer les démarches entreprises en parallèle auprès du CICR. Quant aux demandes de renseignements recueillies par la Croix-Rouge, elles sont ensuite notamment adressées au délégué apostolique de Léopoldville, comme en témoigne le document ci-dessous.

Parmi les autres activités mises en place par la Croix-Rouge en AEF évoquées par Biechy dans sa correspondance, se trouve la réalisation de collectes pour les Français en métropole ou les soldats au front. Il est notamment fait mention d’une action d’envoi de « colis aux enfants de France », particulièrement populaire au sein de la colonie, mais pour laquelle le « ministre anglais du blocus » fait des difficultés. Se dessine une répartition genrée des tâches avec les « dames de la colonies » qui s’occupent de ce type d’activité « avec dévouement » et les hommes qui administrent le Comité et organisent notamment des visites. Biechy est secondé par un autre missionnaire, le Fr Gerlach Aubert, nommé secrétaire en mai 1942. Aux yeux de vicaire, cela permet par ailleurs de centraliser les activités du Comité à la mission et de renforcer l’influence des missionnaires en son sein au détriment des francs-maçons. En revanche, en l’état actuel de nos recherches, il existe peu de mentions de la situation sanitaire de la colonie. Or comme l’ont montré les travaux de Géraud Létang, celle-ci se dégrade notamment au fur et à mesure que les médecins militaires sont appelés à renforcer le personnel médical de la colonne Leclerc. Au Tchad, les épidémies de trypanosomiase, de variole et de trachome préoccupent les autorités et la Croix-Rouge américaines[13] et à Berbérati, les médecins militaires italiens du camp de prisonniers « sont contraints d’exercer dans les centres sanitaires de la ville et de la circonscription pour porter secours à la population, fort menacée par les maladies (paludisme, fièvre jaune, dysenterie…) » écrit Colette Dubois[14]. Quant à Eric Jennings, il souligne que « certains prisonniers utiles, comme les médecins italiens, jouissent dans un premier temps d’un statut de semi-liberté, car ils aident une administration qui manque cruellement de soignants. En 1941, l’un de ces médecins est assigné à Bangui, un autre au district de Salamat, avant que le haut-commissaire Sicé, alerté, intervienne pour les réassigner à un camp de prisonniers[15]. »
Dans l’ensemble, la Seconde Guerre mondiale favorise le développement des différents Comités de Croix-Rouge de l’AEF (Gabon, Pointe noire, Oubangui, Tchad) et du Cameroun, mais ceux-ci demeurent avant tout destinés à répondre aux besoins en matière de prisonniers, d’internés et de renseignements aux familles ou en soutien aux populations métropolitaines. Un phénomène similaire s’observe par ailleurs au sein de la Croix-Rouge britannique, dont certaines sections d’outre-mer prennent leur essor durant ce conflit. Mais que deviennent-elles à la fin de la guerre ?
En AEF, la dernière année de guerre pose par exemple la question du rapatriement des tirailleurs suite au « blanchiment » des troupes[16] ou encore de la possibilité de démontrer la solidarité de la colonie avec la situation en métropole en envoyant du cacao, du café, du tapioca, ou des fruits séchés. Ce dernier type d’initiative, déjà récurrent auparavant, doit permettre à la Croix-Rouge de se positionner parmi les organismes de solidarité à la fin du conflit alors que s’opèrent de multiples reconfigurations dans le paysage des œuvres françaises[17]. En métropole, la Croix-Rouge française connait une crise majeure entre 1944 et 1948, due au changement de direction qui suit la libération ainsi qu’à la réduction du budget et aux réformes administratives que connait le siège. Dans les comités de l’AEF, les rapports avec l’Entraide, organisme qui remplace le Secours national, suscite également quelques remous.
Ces sujets sont évoqués en filigrane, parmi des considérations sur l’Empire ou sur le travail des missions, dans la correspondance que Biechy entretient avec le général Sicé. Ce médecin militaire, directeur des services sanitaires et de santé de l’Afrique-Équatoriale française, rejoint De Gaulle en juin 1940 et œuvre au ralliement de la colonie. Haut-commissaire de l’Afrique française libre entre 1941 et 1942, il tisse de bonnes relations avec le vicaire de Brazzaville avant d’être rappelé à Londres, où il est nommé inspecteur général des services sanitaires et sociaux. Responsable du Comité temporaire de la Croix-Rouge française mis en place fin 1943 au Royaume uni, il devient vice-président de la Croix-Rouge française en 1945, puis président l’année suivante[18]. Pour Sicé, l’avenir de la Croix-Rouge réside dans sa capacité à accomplir sa tâche dans l’action sociale. « Si la Croix-Rouge ne s’enfonce pas dans la nation, ne va pas à tous ceux qui souffrent, aux enfants, aux femmes, aux vieillards, elle manquera à sa tâche et donnera des raisons pour qu’on la jette par-dessus bord, ainsi qu’on cherche à le faire[19] », écrit-il à Biechy en mai 1945. Si cette remarque concerne avant tout la situation en France métropolitaine, un enjeu similaire existe dans les territoires coloniaux. Alors que la Seconde Guerre mondiale a encouragé le développement de sections locales destinées principalement à venir en aide aux populations d’origine européennes, la pérennisation et le développement des activités de la Croix-Rouge dans ces espaces pose la question de l’inclusion des populations colonisées, jusqu’alors relativement absente des préoccupations de ces sections.
Bibliographie:
[1] Neville Wylie, Melanie Oppenheimer, James Crossland (eds), The Red Cross Movement, Myths, Practices and Turning Points (Manchester: Manchester University Press, 2020)
[2] Jean-Pierre Le Crom, « La Croix-Rouge française pendant la Seconde Guerre mondiale. La neutralité en question », Vingtième Siècle, n° 101, 2009/1, pp. 149-162.
[3] Jean-Marc Dreyfus « Croix-Rouge, Comité International de la » in Francois Broche, Georges Caitucoli, Jean-Francois Muracciole (dir.) Dictionnaire de la France Libre, (Paris : Bouquin Editions, 2010) pp. 388-389.
[4] Gérard Chauvy, La Croix-Rouge dans la guerre, 1935-1947, Paris, Flammarion, 2000, pp. 369-371.
[5] Gérard Vieira, « Les archives générales de la congrégation du Saint-Esprit. Présentation historique et contenu », Histoire et missions chrétiennes, n°3, 2007, pp. 147-161.
[6] Clément (J.L.) Les évêques au temps de Vichy. Loyalisme sans inféodation. Les relations entre l’Eglise et l’Etat de 1940 à 1944 (Paris, Beauchesne, 1999) ; Cointet (M.), L’Eglise sous Vichy, 1940-1945. La repentance en questions, Paris, Perrin, 1998. Thomas Vaisset, L’amiral d’Argenlieu : le moine soldat du gaullisme (Paris : Belin, 2017).
[7] Eliane Ebako ‘Le ralliement du Gabon à la France libre : une guerre franco-francaise’, Thèse, Université Paris IV, 2004 ; Eric Jennings, La France libre fut africaine (Paris : Perrin, 2014), p. 47-48. Nnang Ndong, Léon Modeste, L’effort de guerre de l’Afrique : le Gabon dans la Deuxième Guerre mondiale (1939-1947) (Paris : L’Harmattan, 2011).
[8] Xavier Boniface « Les Spiritains dans les Forces Francaises Libres (1940-1943) », Mémoire Spiritaine, 1999, n°10, pp.118-134. Gérard Bardy, Les moines-soldats du Général (Paris : Plon, 2012).
[9] Brian Weinstein, Eboué (New York : Oxford University Press, 1972) ; Josette Rivallain et Hélène d’Almeida-Topor (dir) Eboué, soixante ans après (Paris : Société francaise d’histoire d’outre-mer, 2008) ; Philippe Oulmont ‘Felix Eboué, un jaurésien inattendu’, Cahiers Jaurès, No. 200 (2011), pp. 147-161 ; Arlette Capdepuy Felix Eboué De Cayenne au Panthéon (Paris : Karthala, 2015).
[10] Eric Morier-Genoud, “Missions and Institutions: Henri-Philippe Junod, Anthropology, Human Rights and Academia between Africa and Switzerland, 1921–1966”, SZRKG, n°105, 2011, pp. 193-219.
[11] Delphine Debons, « Le CICR, le Vatican et l’œuvre de renseignements sur les prisonniers de guerre : rivalité ou collaboration dans le dévouement ? », Relations internationales, n°138, 2009/2, pp. 39-57.
[12] Colette Dubois, « Internés et prisonniers de guerre italiens dans les camps de l’empire français de 1940 a 1945 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 156, Octobre 1989, pp. 53-71.
[13] Géraud Létang, « Mirages d’une rébellion. Etre Francais libre au Tchad (1940-1943) », Thèse, Institut d’études politiques de Paris, 2019, pp. 513-518.
[14] Colette Dubois, « Internés et prisonniers de guerre italiens dans les camps de l’empire français de 1940 à 1945 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 156, Octobre 1989, p. 69.
[15] Eric Jennings, La France libre fut africaine (Paris : Perrin, 2014), p.95
[16] Claire Miot, « Le retrait des tirailleurs sénégalais de la première armée française en 1944: hérésie stratégique, bricolage politique ou conservatisme colonial ? », Vingtième Siècle, n°125, 2015/1, pp. 77-89.
[17] Jean-Pierre Le Crom, Au secours Maréchal ! L’instrumentalisation de l’humanitaire (1940-1944), (Paris : PUF, 2013), pp. 313-318.
[18] Voir sa biographie sur le site de l’Ordre de la libération: https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/adolphe-sice
[19] Archives C.S.Sp, 3J329b3, Lettre de Sicé à Biechy, 7 mai 1945.